« Halloween, ça sent la citrouille, Noël ça sent le sapin. »
Proverbe Vermot.
« C'était des larves mais
larve veut dire masque et aussi fantôme. »
(Julio Cortazar. Axolotl.)
J'entends
sonner les cloques de la chapelle scientologue voisine… pas mal de coups…
Minuit, déjà ? Non, onze heures, par là… On vient de passer à l'heure
d'hiver, non ?
Et puis
j'entends sonner à la porte. C'est Halloween et on va avoir droit au défilé de
gamins domestiques déguisés en monstres domestiques divers pour mendier des fraises
tagada.
Avant
d'ouvrir la porte et d'affronter cette nuit de 1er novembre, je
relève le col de mon pyjama et j'en profite pour me tâter les oreilles. Faut
toujours vérifier. Elles sont là, merci. À part ça, j'ai des bottes Melon™ aux
pieds en prévision de la pluie, c'est la saison, et un chapeau Decuir™.
Personne
à la porte. Je descends les marches du perron. Mes genoux accusent l'un comme
l'autre 666 ans et peinent. Quand j'atteins l'allée du jardin encadrée de
polydromes, je n'y trouve qu'un objet rondouillard pesant et flasque comme de
la gelée de coing. Mais ce n'est qu'une citrouille ou une sorte de-, même pas taillée
en lanterne hallucinogène selon la tradition. Si c'est une blague, ils
n'auraient pas dû la faire cuire : la chose flasque évoquerait plutôt un alien type blobel en liberté conditionnelle ou un fatberg, un rejet des égouts capricieux. L'odeur, d'ailleurs, est
excrémentielle. J'hésite à y toucher. Je pointe le bout de ma botte en
caoutchouc et… Saperlipopette ! la chose l'enveloppe, l'attire, l'aspire
avec un "Gurgle !" de
plaisir goulu-glouton. Je tire mon pied en panique et me retrouve en
chaussette, tandis que la pseudo-citrouille (venue d'un autre monde ?) absorbe
le latex et rejette le fer du talon avec un "Splurt"
joyeux mais dégoûtant.
Puis elle
s'ouvre. Comme un… excusez-moi, je ne saurai pas le dire autrement… comme un
vagin.
Sa chair
intérieure m'apparaît, plutôt confiture de cerise que pâte de coing, elle. J'en
suis tout tarabusté. Je sais que mes vaccins ne sont pas à jour et je me
demande quelle nouvelle surprise vont me révéler les gargouillis lourds de
menaces qui s'en échappent. Pas un bébé, j'espère.
Si !
C'est
comme ces gâteaux géant d'anniversaire, d'où est censée sortir une pin-up, mais
là, non / au contraire / hélas / par malheur… horreur !
c'est un bébé tout neuf, tout rose, aussi lisse qu'un linoléum. S'il y a
quelque chose que je ne supporte pas, c'est bien les bébés, surtout devant ma
porte par une nuit humide de Toussaint. Et s'il n'y en avait qu'un ! C'est
une flopée, une cascade de bébés instantanés qui coulent à jet continu de cette
panse aussi obstétrique qu'obscène. Cette contrefaçon de citrouille est une
explosion démographique à elle toute seule. Elle décharge des bébés tout cuits
comme un échinoderme Paracentrotus
lividus (oursin violet)
prolifère ses œufs dans l'eau de mer avec un sens avéré du gaspillage
démographique.
Des millions de bébés !
La peur verte
me fait dresser les cheveux sous mon chapeau, ça enfle jusqu'à un bon 42°.
Brûlant de fièvre pédophobe, je fuis. Je fais demi-tour, je remonte l'allée
gravillonnée, je fonce chez moi pour aller me faire cuire un œuf – mon en-cas de minuit –,
ou chercher… je ne sais pas… du gros sel, des couches-culottes, une fourchette,
un extincteur… Je grimpe
le perron, mais il y a un signe tagué sur la porte – il n'y était pas tout
à l'heure, quand je suis sorti… Ou
bien ? Le genre de signe qui vous dit : « Si vous lisez ce signe
sur une porte, n'entrez pas ! » J'entre quand même, parce que je suis
comme ça, moi (Aventurier de l'Espace je fus, Aventurier de l'Espace je
reste – à mes heures). L'intérieur est obscur et des centaines de
chauves-souris factices volettent dans l'entrée à grand renfort de radar
ultrasonique. Un cliquetis d'ossements trouble le silence. L'air est chargé
d'une odeur de marée et de vibrations sinistres. Une momie au visage sac d'os
m'accueille en claquant gaiement des dents.
—
Bienvenue dans la joyeuse crypte de Pipistrella, la sorcelière rouge !
Je faillis
frémir, mais en fait j'en ai déjà un peu marre. Recouvrant mon sang froid, j'allume
la lumière en grand, tout en lançant à la cotonnade :
— Sors de
là, Lola, je sais que c'est toi qui… (Et sans réponse je continue :) Où
sont mes dents… mes gants de
jardinage, il y a une chaloperie de chitrouille dans… (Il est un fait que, dans
l'émotion, je suis sujet à des lapsus
linguae.)
•••
Lola ne répond pas. Assise dans son fauteuil
préféré au fond du salon, Lola tricote pour les pauvres, bien décidée à ne pas
participer à la fête, à ne pas se laisser prendre par la mascarade annuelle
d'Halloween… À ne pas entendre les cris, hoquets et jambes en flanelle de Rufus
Tucru qui se débat dans l'antichambre avec ses chauves-souris et leurs radars,
ses bottes dépareillées, ses simili-citrouilles molles. Elle capte bien qu'il a
fait dans son froc et ce n'est pas digne de lui ni d'elle. Elle ne l'a pas
épousé pour ça. Elle avait épousé l'Aventurier de l'Espace, celui qui
parcourait la g'laxie de
planète en planète, combattant les Pédoncules aux yeux monstrueux, plongeant
dans les trous noirs… (D'un autre côté, il lui était arrivé de rapporter du
cosmos un plein topperware de cette fameuse matière noire de l'espace et dès qu'elle l'eut ouvert,
elle l'avait déversée dans les chiottes : c'était du caca – rien
d'autre. Après cette digression digne de Gilles de la Tourette, Lola se met un
disque de Mozart. Ça soigne tout.)
•••
Je
constate alors que c'est elle qui porte mes gants de jardinage. Comment
peut-elle tricoter avec ça ?! Hasard funeste ? Déviation
orthographique ? Je ne crois pas si bien dire. L'ouverture de Don Giovanni
me frappe en pleine face. Je recule, abasourdi. La porte est encore ouverte, je
me retrouve en bas des marches, assis sur mon cul dans l'allée. De part et
d'autre du gravier, c'est le pandémonium. Les bébés-citrouilles ont grandi (si
vite ?!), il font tous entre huit et douze ans, et sont déguisés en
l'honneur de la Toussaint selon cette absurde tradition américaine qui fait de
la fête des morts une quête effrénée de confiseries chimiques. Mais voilà,
cette année, les quémandeurs de Halloween, c'est eux : les enfants de la créature
cucurbitacée venue d'ailleurs.
Ils
s'avancent, innocents, vénéneux, les mains pleines de crapauds, les yeux pleins
de bouillon, les vers tirés du nez et le sourire en dents de scie, le cœur à
cœur ouvert, un pied dans la tombe, l'autre à côté de leurs pompes funèbres.
Ils sont tous affublés de clichés creepies :
squelettes, momies, zombies, sorcelières et reines de pique, chat de fromage
anglais au sourire niais, viandes froides, filles-fleurs cannibales, possédés,
surdoués, blonds platinés de la pire espèce, petit homme vert en provenance
directe de Mars la rouge… J'en vois qui portent comme des offrandes des courges
à oreilles de lapin, ou à cornes de bouc. Je vois un Einstein miniature tirant
la langue, un Arlequin fou, une créature de Frankenstein, un Dracula, une
momie, le bossu incendiaire de Notre Dame… Je vois un enfant tout en noir, au
costume de cavalier, une coloquinte sculptée à la place de la tête. Il la
saisit à deux mains et la jette à mes pieds comme la momie de Rascar Capac éclate
sa boule de cristal. La cucurbite éclate – vapeur verte. De dedans, surgit
un chat noir, je le fends en deux d'un coup de laser, il en sort un rat gris
anthracite qui me fixe de ses petits yeux rouge cruor avant que je l'abatte à
son tour. Dedans, c'est une masse de cafards. Dans les cafards, des virus H5N1 –
sûrement. Je repère un gosse au teint cireux. Sur son crâne trop rond, trop
lisse, une mèche de cheveux unique, tressée, dressée comme une mèche de bougie.
Allumée. C'est pratique, planté sur place, il éclaire tout un coin du
parc. Entre les mains, il tient un grimoire aux feuillets de parchemin blême.
Il lit, dirait-on. Les mouches et autres insectes viennent se griller à sa
flamme et s'écrasent entre les pages. Super camouflage. Il y en a, quand même,
je me demande si ce sont bien des enfants travestis ou… autre chose. Ce walking dead, là, on voit à travers… Ce
n'est pas qu'il soit transparent, c'est qu'on voit entre ses côtes, comme si son fantôme hantait encore son propre
corps tout mouru. Et celui-là qui semble tout juste extrait d'une fosse
marécageuse, entouré d'un troupeau gargouillant de grenouilles, œufs d'oiseaux,
champignons déjà mangés, déjà vomis. Odeur de pourriture moisie – ou
vice-versa. De quelles racines de jusquiame ou de belladone s'est-il nourri
pour être si gluant, si verdâtre ? Et encore un chirurgien ganté masqué,
un Belzébuth avec ses mouches, une bête du lagon noir, tout en écailles… La
mante religieuse taille 10 ans me fait douter aussi, tant parfaite elle est… Où
est-ce qu'on loue ce genre de postiche ? Comment un enfant sain peut-il se
glisser dedans ? Au pied d'un cyprès, un puits s'est ouvert, dégueulant un
grouillement de spaghettis trop cuits. Une procession de souris pastafaries
l'entourent, piaillant des psaumes apocryphes pâteux. Des zombies indignés défilent en
clamant « Laissez les morts vivre ! ». Je compte sept nains de
jardin… mais ça, je les reconnais, c'est les miens. Lola m'en offre un à chaque
anniversaire de notre rencontre, il y a six ans… (Six ans… donc, il y en a un
en trop ? Un simulacre dickien ? Comment le reconnaître ?) Il y
a même un mini King Kong, qui ne suggère son gigantisme que grâce à la
minuscule poupée de Fay Wray qu'il tient dans sa main velue – en fait
une figurine de Schtroumpfette de cinq ou six cm, mais qui crie comme une vraie
scream queen de série B.
Plus
loin, aux branches des saules en pleurs pendent andouilles, andouillettes,
jeunes mariées en robes d'organdi, saumons fumés. Des gorgonzolas planent dans
l'air au dessus de la rue où se succèdent les corbillards-carrosses-citrouilles
roulant à tombeau ouvert, sirènes hurlant des chansons de corps-de-garde.
Visions fatales. J'arrive au stade de la lividité taciturne pour ne pas dire
cadavérique. Mes yeux fondent en contrées inconnues.
•••
C'est
comme ça, Halloween, c'est la parousie-partouze d'après l'apocalypse, mais
provisoire, avant que tout retombe dans le macabre monde souterrain. Je ne savais
pas que ma plouse pouvait porter tant d'enfants, nouveau-nés et morts-vivants à
la fois. Toutes ces âmes perdues, ces spectres d'outre-tombe, ces…
… Mais
qu'est-ce que je raconte, moi ?! Ce sont des gosses, seulement des gosses qui viennent mendier des bonbons à
l'occasion d'Halloween en chantant faux des faux requiem, bande de voyous gourmands qui vont se retrouver obèses et
diabétiques à vingt ans et ça sera bien fait pour eux.
Trop de
masques grotesques ! Je me précipite sur le plus proche fac-similé,
j'enfile trois doigts dans son oreille et je lui arrache son masque. En dessous –
c'est terrible ! – il a la même tête que le masque, couturée, pustuleuse,
à la grimace torve. J'enfile trois autres doigts du côté de son autre oreille,
j'arrache la seconde couche de masque. En dessous – horreur ! –
c'est un visage de bébé rose aux cheveux frisés comme des virgules, un air
poupin très Renaissance, de grands yeux bleus si purs, tel que je les ai tous
vus au sortir de leur citrouille-vagin venue d'un autre monde ! Il me
sourit de toutes ses petites dents trop pointues.
Sous mon
front, tout est noir.
Une
douzaine d'huîtres traversent le jardin à la queue-leu-leu.
•••
Je suis
rentré dans la maison, semble-t-il. Je rampe sur le carrelage art-déco du
couloir. J'entends la cloque de la chapelle voisine – encore
elle ! – sonner le quart avant
minuit. J'entends les psaumes des enfants envahisseurs, leurs dies irae, leurs requiem chantés de leurs voix saturées d'aigus et d'aiguilles de
cyprès.
Il va bien falloir en finir avec
eux. Je pense aux bonbons à la strychnine dont je
possède une réserve parfaitement légale depuis des années. (Mais un poison qui a dépassé la date limite de consommation
est-il encore mortel ?)
Je
ressors, décidé, tout fringant, et je les appelle :
— Entrez,
entrez ! Il y en aura pour tout le monde !
Ils se
rassemblent au pied du perron, des sourires avides ravis, des yeux brillants
pleins d'air. Tel Jésus multipliant les biscottes, je distribue la chimio
préventive du bon monsieur Haribo.
•••
Je passe
sur l'épisode d'agonie, terme qui n'a pas de pluriel – pourtant employé
ici dans un sens collectif. Après, c'est pas fini, il va falloir enterrer tout
ça. Je vais chercher une pelle. En passant, je hèle Lola :
— Puisque
tu passes du Mozart, mets-nous le Requiem,
ça m'encouragera. Et rend-moi mes gants de jardinage !
Je bêche
avec l'énergie d'un fossoyeur en fin de droits. Une grande fosse. La plouse est
foutue, tant pis. Le quart après
minuit sonne. Curieux, quand même, que je n'aie pas entendu les douze coups
fatidiques, entre les deux quarts… Enfin, ça y est, bon débarras. Y aura plus
qu'à reboucher. J'ai eu un petit doute quant au nain de jardin surnuméraire,
alors je les ai tous mis… Et puis c'est curieux, le gamin qui faisait l'homme
invisible, je ne l'ai jamais retrouvé. Juste un petit tas de bande velpeau. Et
celui qui faisait la chandelle…? Il a dû fondre tout entier.
Mais la nuit n'est pas finie. il
y a toujours cette citrouille suspecte
au coin de l'allée.
Lola m'a rejoint au bord
de la fosse.
— Cette créature n'a rien
d'humain.
— Bien chûr, ch'est
une chitrouille, on n'a que chinquante pour chent d'ADN en commun.
On
se regarde, Lola et moi. Je pense à la baignoire d'acide que nous gardons dans
la cave (en toute illégalité, celle-ci). Elle pense comme moi. Moi je suis
crevé. Je lui rends les gants. Elle s'en occupe.
Après
encore, il faut bien se débarrasser aussi de ces cent litres d'acide oxhydrique
avec alien citrouilloïde dissout
dedans. Et reboucher. La pelle, encore. Va y avoir vraiment du monde, sous la
plouse.
•••
Drôle de planète !…
Je m'appelle Xi-trull, sur la
mienne. Je suis un peu déçue. Je m'apprêtais à enfanter quelques millions
d'œufs de "citrouille venue d'un autre monde" comme ils disent
ici, quand tout ce bazar s'est déclenché, avec toutes ces simagrées
folkloriques locales, ces "bébés" atteints de mortitude, ces filles
sur la pente fatale, ces ornithorynques garou mangeurs de racines de
pissenlits. Tous ces zozos fardés qui frappent aux portes en chantant des
éloges funèbres ou des élégies morbides, qui mendient pour obtenir des bonbons
empoisonnés.
Et maintenant cette rouquine qui
me plonge dans un bain de flouxe molybienne* à bonne
température. Trop gentille. Je me contente de faire semblant de me dissoudre
comme un honnête extra-terrestre en fin de bobine. Elle me balance dans la
fosse avec la flouxe par dessus les
petits cadavres silencieux. Mes bébés.
Salut à tous, les enfants, je ne
vous apporte pas des bonbons, moi. Mais mes gènes. Patientez. Bientôt, ce sera l'heure de la
grande MUTATION.
Je serai VOUS, vous serez MOI,
nous serons UN. Et le monde nous appartiendra.
—
Le monde ? Et qu'est ce qu'on en fera ? demandent en chœur tous les ingénus
mort-nés bourrés de sucreries.
— Çà ! Je n'en ai pas la
moindre idée.
•••••••••••••••••
* Voir "Protoplasme",
in "Gastronomie du futur, etc.", anthologie Arkuiris à paraître.
PHILIPPE
CAZA / mai 2019