Les changements, c'est
toujours pareil. Partout on détruit l'ancien pour mettre en chantier du
nouveau. C'est pas nouveau. On
décampagnise, on urbanise. Et que mangerons-nous ? Du béton ?
L'homme – le
mégalanthrope – ne terraforme pas la Terre, il l'urbaniforme, l'adapte au
citadin occidental de l'ère industrielle.
Nous ne sommes pas sortis
de notre peur ancestrale, préhistorique, de la nature. Nous travaillons
toujours à la soumettre et à l'éloigner, la tenir à l'écart… à nous en tenir à l'écart, plutôt, nous en
éloigner, nous en extraire, nous en extirper. Refaire le monde à notre
convenance c'est-à-dire effacer le naturel au galop pour le remplacer au galop
par de l'artificiel, c'est-à-dire de l'humain urbain. Nous n'étions pas
satisfaits du monde tel quel, tel qu'il était, c'est-à-dire ce qu'on appelle "la
nature" ou le monde "comme ça", tel quel – le réel.
Et pourtant la religion
nous avait dit que dans son infinie bonté, Dieu avait créé le monde pour l'homme :
Dieu, c'est bien connu, a créé le melon avec des tranches pour être partagé en
famille (entre autres). Mais nous avons perdu, tant mieux, la naïveté
religieuse qui nous rassurait quant à la prévenance de la nature, nous n'y
croyons plus vraiment. Par contre nous avons gardé la peur. Comme si, en
rejetant la naïveté de la prévenance, nous avions gardé la naïveté de
l'hostilité. Tout aussi peu objective. Si nous ne croyons plus que la nature
est faite pour nous, nous gardons
l'idée qu'elle est (faite) contre
nous. Hostile. La nature, c'est l'ennemi.
Disant cela, je sais que je
dramatise notre comportement. Peut-être est-ce plus banal, moins mélodramatique.
Pensons à "la banalité du mal" qui fait que l'on peut faire des
choses horribles sans haine, juste par convenance, convention, conformisme,
conformité, obéissance à des traditions ou obéissance traditionnelle à tout ce
qui fait autorité, goût de l'ordre (mais aussi goût du chaos – opposés
complémentaires). Et donc, par rapport à la nature, nous agirions mal, non par
haine, mais plus souvent par bêtise, indifférence, inconscience, inconséquence,
irresponsabilité – banalité du mal.
Il semble que la conviction acquise que la nature
n'est ni amicale ni hostile ne nous convienne pas telle quelle, ne soit qu'un
acquis récent et qui reste intellectuel. Foncièrement, même si nous ne voulons pas franchement détruire la
nature première, nous voulons toujours refaire, recomposer, arranger, fabriquer
une seconde nature, une nature seconde. Un man made world. Nous voulons un monde fait pour l'homme, et donc si
ni Dieu ni nature ne s'en chargent, nous devons le faire nous-même. Non plus le
monde fait par Dieu (qui serait raté, puisqu'il ne nous convient pas). Non plus
le monde appelé naturel, c'est-à-dire
que personne n'aurait fait, ce monde
qui est "comme ça" sans aucune raison, juste parce que "c'est
comme ça"… Nous voulons, dis-je, un monde bel et bien fait – mais fait
par nous pour nous.
•••
Nature = anarchie
La nature n'est ni pour ni
contre nous. Elle est neutre et implacable.
Implacable parce que justement elle impose sa loi, sans intentions, sans
émotions. En ce sens elle est juste.
Non au sens de justice, mais de justesse. Objective.
La nature, quoique
chaotique et sans volonté, ça fonctionne et ça donne même une illusion
d'harmonie ou d'équilibre, ou d'ordre, parce qu'il y en a beaucoup. Effet de
masse, interactions, inter-rétroactions, "intelligence" collective,
ou plutôt cohérence par le collectif.
Tout interagit, tout agit sur tout, ça pourrait se bloquer, mais justement
parce que c'est chaotique et cahotant, parce que qu'il y a beaucoup de tout,
beaucoup beaucoup d'interactions, et beaucoup d'incidents et d'accidents,
beaucoup de "hasards", ça fonctionne : il y en a toujours un
pour rattraper l'autre. Et ça produit un monde "parfait", le meilleur
des mondes possibles, si on veut, qui
est en fait plutôt le seul monde
possible : le réel.
La nature n'est ni ordonnée
ni harmonieuse, elle est anarchiste. Son ordre et son harmonie (son
organisation) naissent de son anarchie. (Et l'anarchie n'est pas le chaos.)
•••
#
Quiconque s'indigne d'avoir à mourir oublie que l'Univers n'est pas hostile
mais implacable, que la vie ne s'arrête pas à ce qui meurt et que la Terre
continue de tourner. Si nous restons stupéfaits devant les destructions de la
nature, c'est qu'à notre insu « nous
nous sommes habitués à considérer le vivant comme un chef-d'œuvre précieux, et
que la disparition d'un pareil trésor nous serait cruelle s'il était l'œuvre de
nos mains, écrit Jankelevitch, alors
qu'il en coûte aussi peu à la générosité naturelle de le détruire que de le
construire ». # Raphaël Enthoven. Philo mag N° 16.
in Psikopat 310
Aucun commentaire:
Publier un commentaire